[embedded content] Complément de lecture indispensable « Corpus delicti. Un procès », de Juli Zeh : le théâtre gracieux et grinçant de Juli Zeh L’auteure ne parvient pas toujours à échapper à la tentation de la démonstration. Mais, par une sorte de miracle, son roman reste un vrai roman, pas une thèse. Par Raphaëlle Rérolle Publié le 30 septembre 2010 Le DAM, ça ne vous dit rien ? « Droit à la maladie » : un mouvement excessivement dangereux. Ses membres, tous des hors-la-loi, réclament la liberté, pour un individu mal portant, de ne pas se faire soigner. Et pour les autres, ceux qui sont en bonne santé, le droit de se soustraire à toutes sortes d’obligations égales : ne pas accepter les tests de dépistage systématiques, ne pas transmettre aux autorités la
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Complément de lecture indispensable
« Corpus delicti. Un procès », de Juli Zeh : le théâtre gracieux et grinçant de Juli Zeh
L’auteure ne parvient pas toujours à échapper à la tentation de la démonstration. Mais, par une sorte de miracle, son roman reste un vrai roman, pas une thèse.
Le DAM, ça ne vous dit rien ? « Droit à la maladie » : un mouvement excessivement dangereux. Ses membres, tous des hors-la-loi, réclament la liberté, pour un individu mal portant, de ne pas se faire soigner. Et pour les autres, ceux qui sont en bonne santé, le droit de se soustraire à toutes sortes d’obligations égales : ne pas accepter les tests de dépistage systématiques, ne pas transmettre aux autorités la « concentration de bactéries » dans leur appartement ni les données relatives à leur sommeil et à leur alimentation, pas plus que leurs performances sportives hebdomadaires.
Impensable ! Naturellement, les adeptes du DAM sont considérés comme des « terroristes ». Nous sommes en 2057 et l’asepsie a force de loi. La « Méthode », une doctrine en vigueur depuis quelques décennies, impose à tous les citoyens de tendre vers la santé, valeur supérieure d’une civilisation « parvenue au terme de l’évolution ». Fini les bacilles, virus et autres métastases : un éternuement dans une cour d’école et hop ! branle-bas de combat. Le rhume est aussi redouté qu’un braquage de banque au XXe siècle – et combattu avec la même vigueur.
Pour son troisième roman, la jeune Juli Zeh (elle est née en 1974) n’a pas opté pour un thème particulièrement original : la mise en scène d’un totalitarisme hygiéniste, régulant le corps dans ses moindres pulsations, a déjà inspiré des auteurs de science-fiction. On pense, par exemple, à Un bonheur insoutenable, roman très frappant d’Ira Levin, paru en 1970. Mais la brillante romancière, très en vue outre-Rhin, fait preuve d’imagination dans son approche de ce cauchemar. Sans être répertoriée comme un écrivain de science-fiction, elle a utilisé les codes du genre à sa manière, en les incorporant à un texte plus surprenant dans sa forme que dans son contenu.
Juriste de formation, Juli Zeh a enchâssé son histoire dans le cours d’une procédure judiciaire. Car tout est soumis au droit, dans ce monde où « il suffit d’une pichenette pour se retrouver en dehors de la normalité ». Biologiste de son état, Mia Holl va en faire les frais. La jeune femme ne se remet pas de la mort de son frère, l’intraitable et délicieux Moritz, qui faisait partie du DAM. Au premier faux pas, elle est soupçonnée d’accointances avec les « terroristes » : une défaillance dans les contrôles, un manque d’entrain pour la gymnastique et la voilà devant un juge…
Alternant les scènes de prétoire et celles où Mia se retrouve chez elle, avec ses souvenirs et ses fantasmes, Juli Zeh a imprimé au roman un ton théâtral qui fonctionne à merveille. Dans ce meilleur des mondes très huxleyien, Mia n’obtient jamais la « sphère privée » dont elle réclame humblement la jouissance. Au tribunal, elle est examinée, questionnée, grondée, tandis que chez elle, jour et nuit, la « fiancée idéale » l’accable de ses commentaires. Allongée nue sur un divan, cette créature fantomatique est un produit de l’imagination de Moritz, qui l’a « léguée » à Mia peu avant de mourir. Sans cesse, donc, Mia est épiée, y compris par la romancière, qui glisse des notations semblables à des didascalies : « Nous la voyons traverser l’entrée », « Un long silence s’installe ».
Juli Zeh ne parvient pas toujours à échapper à la tentation de la démonstration. Mais, par une sorte de miracle, son roman reste un vrai roman, pas une thèse. Dans le petit théâtre créé autour de son héroïne, les maux de la société moderne apparaissent avec une grâce et un humour assez réjouissants. De l’obsession sanitaire au contrôle social, de la toute-puissance médiatique à l’hystérie normative, l’écrivain (qui vient de publier un essai sur la société de surveillance, Atteinte à la liberté, chez Actes Sud) a finalement pointé bien des dérives contemporaines, dans un livre à la fois poétique et politique – ce qui n’est pas rien.
CORPUS DELICTI. UN PROCÈS (CORPUS DELICTI. EIN PROZESS)
de Juli Zeh. Traduit de l’allemand par Brigitte Hébert et Jean-Claude Colbus. Actes Sud, 240 p., 20 €.
Raphaëlle Rérolle