« Les services publics et les acquis sociaux, arrachés de haute lutte par des générations d’ouvriers et d’employés, ne résultent pas d’une grâce providentielle. Ils ne sont pas la propriété de l’État. Ils appartiennent à l’ensemble des citoyens. »Raoul Vaneigem – Modestes propositions aux grévistes – 2004 La globalisation qui fait émerger le Nouveau Monde s’accommode fort ...
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« Les services publics et les acquis sociaux, arrachés de haute lutte par des générations d’ouvriers et d’employés, ne résultent pas d’une grâce providentielle. Ils ne sont pas la propriété de l’État. Ils appartiennent à l’ensemble des citoyens. »
Raoul Vaneigem – Modestes propositions aux grévistes – 2004
Expliquer les mutations qui frappent la société occidentale sans les positionner dans un contexte global d’émergence du Nouveau Monde est regrettable.
La globalisation de la planète est un fait méconnu, voire inconnu du grand public. Le mot est même qualifié d’anglicisme et signifierait mondialisation. Il n’y a rien de plus faux! La globalisation est l’étape ultime de l’unification de la planète et de ses populations. Le nouveau territoire constitué est ainsi le fruit d’un tissage serré de flux et d’interactions.
« Nous avons affirmé que la réalité sociale dans laquelle nous vivons et qui détermine nos choix sociaux n’est pas constituée d’une multitude d’États-nations dont nous sommes les citoyens, mais d’une entité plus grande, que nous appelons « système-monde ». Nous avons dit que ce système-monde comporte plusieurs institutions- États et système interétatique, entreprises, ménages, classes, groupes identitaires, de toutes sortes- et que ces institutions forment une matrice qui permet au système de fonctionner (…) ». Emmanuel Wallerstein, sociologue américain, spécialiste de la théorie du système-monde. (Extrait de Coup d’État planétaire)
Hélas, par méconnaissance, la réorganisation de la planète en Système-monde est très peu abordé dans les médias grand public, alors même que ses mécanismes nous touchent tous et ce à tous les niveaux de notre vie quotidienne.
Dans ce mouvement globalisant, la mondialisation est largement dépassée, et une nouvelle structure est promue: un nouvel ordre du monde, des États, des activités productives, etc.
Sous ces impératifs, le monde devient un unique grand ensemble, constitué de sous-ensembles régionaux. Le Club de Rome en répertoriait dix dans les années 70 déjà :
Ce monde unifiée découpé en dix régions fut repris par un rapport de l’ONU:
Or, ce nouveau monde a fait du marché de la haute finance la référence absolue des processus globaux de production- y compris sociales- privés mais aussi publics. C’est le principe de la financiarisation.
Ce marché financiarisé et porté par la finance globale fait fi des territoires nationaux, de leur législation contraignante. A la recherche d’une croissance de la productivité et de la rentabilité, il va chercher à se débarrasser de ce qui peut les freiner. Il est en fait en quête de liberté absolue, voire même de souveraineté planétaire. Ce design qui émane de Toyota montre que flux et interactions sont planétaires.
C’est par ce biais que les services publics, les acquis sociaux, et autre droit du travail liés à des législations nationales sont sur la sellette.
On appelle acquis sociaux des droits ou des avantages qui sont consentis aux salariés. Ils peuvent découler (Extrait toupie.org):
du statut du salarié (fonctionnaire, employé, profession libérale, etc.),
du statut de l’employeur (État, entreprise publique, établissement public, collectivité territoriale, entreprise privée, etc.),
du code du travail, et donc de la loi,
de la convention collective d’une branche professionnelle,
du contrat de travail,
des usages et des pratiques reconnus implicitement par l’employeur.
Les acquis sociaux peuvent avoir été obtenus par décision du pouvoir politique, après des négociations entre les partenaires sociaux ou sous la pression de mouvements sociaux comme la grève. Ils ne peuvent être remis en cause que sous certaines conditions, fixées par la Cour de cassation.
Exemples d’acquis sociaux en France :
les congés payés (Front populaire, 1936),
la Sécurité sociale (Conseil national de la Résistance, 1945),
l’interdiction du travail des enfants,
les congés maternité,
la diminution du temps de travail.
L’ensemble de ces exemples d’acquis sociaux sont ou seront attaqués. Tôt ou tard. Ils ne correspondent pas à la logique des nouveaux gouvernants de la planète, imprégnés par la logique du rendement et des indicateurs de Coûts/bénéfices.
La Sécurité sociale devra être réformée, ainsi que sa branche « retraite ».
Le mot retraite désigne la pension versée à une personne en situation de retraite (sens n°3) par la caisse « Vieillesse » de la Sécurité sociale, après sa cessation d’activités professionnelles. Elle est attribuée en fonction des cotisations qui ont été versées à un régime d’assurance vieillesse. Ex : toucher sa retraite
En France, le système des retraites est celui de la « répartition » qui repose sur la solidarité entre les générations. Les pensions des retraités actuels sont financées par les cotisations prélevées sur les salaires des actifs actuels. Il existe d’autres systèmes :
- système basé sur l’épargne (retraite par capitalisation, assurance-vie, …) Il peut être individuel ou collectif, facultatif ou partiellement obligatoire.
- système mixte avec une proportion variable de répartition et de capitalisation. En pratique, les régimes réels ne sont jamais purement par répartition ou par capitalisation. (toupie.org)
Dans un monde globalisé, où les pays à petits revenus font la concurrence aux populations des pays dits riches, il est impossible de maintenir durablement des acquis sociaux, ou des enclaves bénéficiant de traitements de faveur.
Le nivellement de traitement des Ressources humaines (autrefois appelées humanité) se fera par le bas malgré un discours faussement progressiste et social. Dans un pays comme la France, une tentative de réformer la Constitution a fini par être abandonnée en juillet 2018. Il s’agissait de remplacer l’emblématique « Sécurité » sociale par « Protection » sociale. Tout un symbole…
Pour l’heure, dans le pays des droits de l’homme, « 612 SDF sont décédés en France en 2018, ils avaient moins de 50 ans en moyenne »…
LHK
Retraite, chômage, Sécu : « L’État ne sert plus le bien public » | JACQUES SAPIR
Sécurité sociale française: de la genèse à la réforme. ATTAC France
Nous savons que tous les progrès sociaux, comme tous les reculs sociaux, sont le résultat de tensions et de conflits, de rapports de forces entre intérêts différents, entre visions opposées, voire contradictoires, de la société. L’exemple de la Sécurité sociale l’illustre parfaitement.
1 – La marque du Conseil National de la Résistance (CNR)
Par la grande Histoire, nous savons que le Conseil national de la Résistance (CNR) a été le regroupement des différents mouvements de résistance en France réalisé par Jean Moulin, qui avait été mandaté par le Général De Gaulle à compter du 1er janvier 1942. La première réunion du CNR a eu lieu à Paris le 27 mai 1943, réunion à laquelle participent les représentants de huit mouvements de résistance, deux représentants des syndicats (CGT et CFTC) et six représentants de partis politiques (PC, SFIO, Radicaux, Démocrates chrétiens, un parti de droite modérée et laïque, un parti de droite conservatrice et catholique). L’éventail était donc assez large. Il excluait toutes les forces collaborationnistes. Le regroupement se faisait sur l’opposition, y compris bien entendu par les armes, à l’occupant nazi et à l’appareil d’État du régime de Vichy. La volonté commune était le retour à la souveraineté nationale et à la démocratie. Le CNR a chargé un Comité général d’étude de préparer une plate-forme politique pour la France d’après la Libération. Les points essentiels en seront entérinés en novembre 1943 à Alger par le Général de Gaulle.
Le programme du CNR sera adopté le 15 mars 1944. Il comporte une partie intitulée « mesures à appliquer dès la Libération du territoire » qui constitue une sorte de programme de gouvernement. À ce titre, le programme comporte des mesures visant à réduire la mainmise des collaborationnistes sur le pays et des mesures de moyen terme comme le rétablissement du suffrage universel, les nationalisations et la sécurité sociale. Ce programme représente le compromis auquel sont parvenues entre elles toutes les tendances représentées au sein du CNR. Ainsi, par exemple, en ce qui concerne les nationalisations, l’idée même de « nationalisation » est déjà conçue comme un recul pour le PCF (« Les nationalisations ne sont pas des mesures socialistes… La première condition de l’introduction du socialisme dans un pays, c’est l’institution d’un État socialiste »). Et la formule retenue dans le texte du CNR, « le retour à la Nation des grands moyens de production monopolisés, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques », provoquera ensuite de vives controverses quand il s’agira de mettre en pratique cette disposition.
Sur le plan social, le programme adopté par le CNR le 15 mars 1944 annonce « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ». C’est tout ce qui est écrit dans le programme du CNR en matière de sécurité sociale. Il est dit qu’il s’agit d’assurer ces moyens d’existence « à tous les citoyens », c’est donc bien un régime universel qui est envisagé, mais aucun projet plus précis ne sera adopté avant la Libération.
2 – La période de la Libération : des gouvernements issus de la Résistance
Par la grande Histoire encore, nous savons que dès le 3 juin 1944, le Gouvernement provisoire de la République française est devenu le gouvernement de la France, après la fin du Régime de Vichy de collaboration avec l’occupant nazi. Il perdurera jusqu’au 27 octobre 1946, avec l’entrée en vigueur des institutions de la Quatrième République. Le premier gouvernement De Gaulle débute le 10 septembre 1944. Il comporte essentiellement des ministres de la SFIO, du MRP, des Radicaux, et deux ministres du PCF (Charles Tillon, ministre de l’Air et François Billoux, ministre de la Santé publique). C’est Alexandre Parodi qui est ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Parodi a été maître des requêtes au Conseil d’État, résistant, et a succédé, en février 1944, à la tête du Comité français de Libération nationale auprès du CNR, à Emile Bollaert, qui lui même avait succédé à Jean Moulin le 1er septembre 1943 (Jean Moulin est mort le 8 juillet 1943). En octobre 1944, Parodi confie à Pierre Laroque la Direction générale des assurances sociales au sein de son ministère avec pour mission de préparer la réforme. Pierre Laroque a commencé sa carrière politique en entrant, en 1931, au cabinet du ministre du Travail et de la Prévoyance sociale ; c’est ainsi qu’il va devenir un spécialiste des assurances sociales. Il entre au cabinet de René Belin, ministre de la Production industrielle et du Travail, du premier gouvernement de Vichy, en juillet 1940 mais est révoqué en octobre 1940 pour des origines juives. Il entre alors à l’organisation de résistance « Combat » et rejoint Londres en avril 1943. Il rentre en France en juin 1944 avec le général De Gaulle. En accord avec Alexandre Parodi, et s’inspirant du plan Beveridge, il va mettre en place la sécurité sociale par les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945. C’est seulement après un an de travaux, de discussions, de transactions, que des textes pourront être présentés à l’Assemblée consultative provisoire en août 1945. Deux ordonnances sont adoptées, le 4 octobre 1945 sur l’organisation de la Sécurité sociale, le 19 octobre 1945 sur les prestations. Par la suite, la mise en œuvre de ces ordonnances se fera notamment avec le deuxième gouvernement De Gaulle, le gouvernement Félix Gouin et le gouvernement Georges Bidault, en 1945 et 1946. Les ministres et les membres des ministères sont alors des personnes qui, toutes ou presque, sont issues de la Résistance. Ambroise Croizat, du PCF, poursuivra l’impulsion donnée à la mise en place de la Sécurité sociale pendant le temps où il sera ministre du Travail du Général De Gaulle, du 21 novembre 1945 au 26 janvier 1946, et ministre du Travail et de la Sécurité sociale du 26 janvier au 16 décembre 1946 (gouvernement Gouin et Bidault) et du 22 janvier au 4 mai 1947 (gouvernement Ramadier, et fin de la participation communiste au gouvernement). Déjà, le 14 janvier 1944, Ambroise Croizat écrivait : « Dans une France libérée, nous libérerons le peuple des angoisses du lendemain ».
Le rapport de forces qui existe alors est donc essentiellement celui qui résulte de la libération du pays, libération grâce aux combats et aux actions des mouvements de résistance intérieure et libération grâce à l’intervention des forces armées alliées et grâce aux forces armées françaises (Français et étrangers volontaires engagés ayant rejoint De Gaulle, soldats venus de l’Empire colonial français, etc. et qui auront un rôle déterminant, notamment lors du Débarquement de Provence). Les mouvements de résistance intérieure regroupent des hommes et des femmes « de gauche » et aussi des hommes et des femmes « de droite ». Il faut relire le poème de Louis Aragon « La Rose et le Réséda » paru pour la première fois en mars 1943 pour mieux imaginer aujourd’hui la période : « Celui qui croyait au ciel / Celui qui n’y croyait pas / Tous deux adoraient la belle / Prisonnière des soldats / … / Tous les deux étaient fidèles / Des lèvres du cœur des bras / Et tous les deux disaient qu’elle / Vive et qui vivra verra / Celui qui croyait au ciel / Celui qui n’y croyait pas / Quand les blés sont sous la grêle / Fou qui fait le délicat / Fou qui songe à ses querelles / Au cœur du commun combat / (…) ». Ces mouvements de résistance disposent d’armes. Elles ont servi à combattre les Allemands et les forces françaises de collaboration. Elles sont un élément important du rapport de forces et les gouvernements s’efforceront rapidement de récupérer ces armes pour que « l’État » (et ceux qui sont à sa tête) retrouve son monopole de disposition des forces armées. Dans ce rapport de forces, toutes celles et tous ceux qui ont collaboré aux forces occupantes sont déconsidérés. Pendant un certain temps, toutes ces personnes se feront discrètes. Une grande partie du patronat est dans ce cas. Le poids de la CGT et du PCF dans les forces de résistance intérieure va marquer les orientations politiques des premiers gouvernements. Le rapport de force est aussi celui qui résulte des rapports militaires sur le terrain. L’Allemagne nazie a été battue grâce à l’action principale de l’URSS, des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de son Empire colonial, et de troupes françaises. Les équilibres géopolitiques vont aussi peser dans les équilibres et les compromis politiques en France. Il faut avoir en tête que les accords de Yalta vont expliquer le comportement de Staline pendant un certain temps, et aussi celui des dirigeants du Parti communiste français qui s’inscrivent dans les décisions du PC de l’URSS (Maurice Thorez, Jacques Duclos, Benoît Frachon, etc.). Au sein du PCF, ils s’opposeront aux résistants plus soucieux d’indépendance à l’égard de l’URSS (principalement Charles Tillon, chef des FTP-FFI, et Ambroise Croizat, tous deux issus de la résistance et ministres communistes en 1945 et 1946).
3 – Les ordonnances du 4 octobre 1945
L’exposé des motifs de l’Ordonnance du 4 octobre 1945 donne bien la philosophie générale de la Sécurité sociale envisagée : « La Sécurité Sociale est la garantie donnée à chacun qu’en toutes circonstances il disposera des moyens nécessaires pour assurer sa subsistance et celle de sa famille dans des conditions décentes. Trouvant sa justification dans un souci élémentaire de justice sociale, elle répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain (…) Envisagée sous cet angle, la Sécurité sociale appelle l’aménagement d’une vaste organisation nationale d’entraide obligatoire qui ne peut atteindre sa pleine efficacité que si elle présente un caractère de grande généralité quant aux personnes qu’elle englobe et quant aux risques qu’elle couvre. Le but final à atteindre est la réalisation d’un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité : un tel résultat ne s’obtiendra qu’au prix de longues années d’efforts persévérants (…) ».
L’article 1er de l’Ordonnance du 4 octobre indique : « Il est institué une organisation de la Sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gains, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent. L’organisation de la Sécurité sociale mesure dès à présent le service des prestations prévues par les législations concernant les assurances sociales, l’allocation aux vieux travailleurs salariés, les accidents du travail et maladies professionnelles et les allocations familiales et de salaire unique aux catégories de travailleurs protégés par chacune de ces législations dans le cadre des prescriptions fixées par celles-ci et sous réserve des dispositions de la présente ordonnance. Des ordonnances ultérieures procèderont à l’harmonisation desdites législations et pourront étendre le champ d’application de l’organisation de la Sécurité sociale à des catégories nouvelles de bénéficiaires et à des risques ou prestations non prévus par les textes en vigueur ».
En ce qui concerne les ressources (on parle maintenant du « financement »), ce sont les articles 30 et 31 qui fixent les principes : « La couverture des charges de la sécurité sociale et des prestations familiales est assurée, indépendamment des contributions de l’État prévues par les dispositions législatives et réglementaires en vigueur, par des cotisations assises et recouvrées conformément aux dispositions ci-après ». « Les cotisations des assurances sociales, des allocations familiales et des accidents du travail sont assises sur l’ensemble des rémunérations ou gains perçus par les bénéficiaires de chacune de ces législations (…) ». Les textes sont clairs : il est alors prévu un financement, d’une part par l’État (donc par l’impôt), d’autre part par des cotisations assises sur l’ensemble des revenus et des gains des personnes, et pas seulement sur les salaires des seuls salariés. Il était donc envisagé d’établir des cotisations (et pas des impôts) sur des revenus autres que des salaires.
4 – Les textes sont clairs : l’objectif, à long terme, est de mettre en place une Sécurité sociale universelle, mais, en attendant, la Sécurité sociale ne concernera que les travailleurs
La relecture des textes réellement retenus en 1944 et en 1945 devrait éviter de leur faire dire aujourd’hui autre chose que ce qu’ils disaient. La volonté politique était de garantir à chaque personne de pouvoir disposer des moyens de subvenir à sa subsistance et à celle de sa famille dans des conditions décentes. Ces ambitions ont été résumées ultérieurement par les trois U (universalité, unité, uniformité) qui ont très rapidement suscité de nombreuses réticences. L’universalité figure déjà dans le texte du CNR de mars 1944 quand il précise que la sécurité sociale doit concerner tous les citoyens. 18 mois plus tard, en octobre 1945, alors que le pays est maintenant libéré, et que les forces de la résistance ont été « rentrées dans le rang », notamment en ayant rendu leurs armes (le 28 octobre 1944, le gouvernement provisoire de la République française ordonne, par décret, le désarmement des milices patriotiques, après l’incorporation des FFI – les Forces françaises de l’intérieur – dans l’armée régulière), la pression est moins forte et les particularismes commencent à se faire entendre. L’exposé des motifs de l’ordonnance du 4 octobre 1945 rappelle bien que le but final est de couvrir l’ensemble de la population, pour l’ensemble des risques. Mais cette échéance paraît désormais lointaine, et l’article 1er parle seulement « des travailleurs », et plus « des citoyens », en ajoutant que des textes ultérieurs devront étendre le champ d’application de la Sécurité sociale à d’autres catégories de bénéficiaires.
En ce qui concerne le financement, les articles 30 et 31, nous l’avons déjà vu, font mention des « contributions de l’État ». On comprend mal, dès lors, les frayeurs de certains qui, aujourd’hui encore, tout en ne cessant de se référer « au CNR », rejettent toute idée de financement partiel de la Sécurité sociale par le biais de l’État (et, peut être, de l’impôt). On ne comprend pas plus leur fixation sur un financement reposant uniquement sur une cotisation assise sur les salaires. En effet, l’article 31 annonce que les cotisations seront assises sur l’ensemble des rémunérations ou gains perçus par les bénéficiaires. Le fait que, finalement, seuls les « travailleurs » seront concernés par cette première Sécurité sociale, c’est donc un semi-échec dans ce qui n’était qu’un compromis ! Dans le débat qui, aujourd’hui encore, traverse notamment le mouvement syndical français, si nous déclarons que nous sommes pour une Sécurité sociale universelle, couvrant donc toutes les personnes vivant sur le territoire national, il nous faut dire que nous sommes pour que toutes ces personnes concourent au financement en fonction de l’ensemble de leurs revenus. Ceux qui, aujourd’hui, revendiquent une cotisation uniquement basée sur la masse salariale, devraient reconnaître qu’ils refusent l’universalisme et sont pour un système social spécifique aux seuls salariés, les autres catégories sociales (agriculteurs, professions libérales, commerçants, etc.) relevant d’autres régimes particuliers, sans parler des personnes sans emploi, sans activité professionnelle, qui n’auront qu’à aller voir ailleurs ! Et, dans le cadre de ce régime « salariés », il faut bien voir aussi que la limitation à la masse salariale, en ce qui concerne le financement « des travailleurs », résulte aussi d’un compromis « historique » propre à la période de la Libération. Par les accords de Yalta de février 1945, il a été décidé, entre les États-Unis et l’URSS, que la France resterait dans le monde capitaliste occidental. Dans le cadre d’une société capitaliste, le compromis appliqué par les premiers gouvernements a été de ne faire cotiser que les revenus du travail pour le financement de la Sécurité sociale des salariés. Il ne fallait pas faire appel aux revenus du capital, y compris ceux tirés du travail par l’exploitation capitaliste (les profits de l’entreprise tirés du travail de ses salariés). Il a été convenu qu’il fallait aider à la reconstruction de l’économie du pays, et donc favoriser l’investissement privé, et donc le capital privé. Au cours d’échanges avec M. Maurice Kriegel-Valrimont, en mars 2004, lors de la rencontre organisée par Attac, celui-ci nous a bien éclairé sur le sens du compromis alors accepté : « il ne s’agissait pas de tout bousculer ; pour le financement, nous allions continuer, en gros, comme avant, et il fallait reconstruire la France, aussi il a été retenu que les cotisations ne seraient établies que sur les salaires des entreprises ». Dès septembre 1944, le secrétaire général de la CGT, Benoît Frachon, a lancé la « bataille pour la production », et en 1945 le PCF porte le mot d’ordre : « Produire, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée du devoir de classe ». Dans la même veine, Maurice Thorez déclarera en 1945 : « Retroussez vos manches. La grève est l’arme des trusts ». C’est là qu’il faut trouver l’explication de la non-contribution des revenus du capital au financement de la Sécurité sociale. Il s’agit bien, pour ces gouvernements, de participer à la « reconstruction nationale » d’un pays dont la structure reste capitaliste. C’est d’ailleurs aussi avec ce regard qu’il faut comprendre les nationalisations faites alors, qui sont, par nature, ambivalentes : elles renforcent le pouvoir de l’État au détriment des entreprises, tout en protégeant la propriété privée.
III – La Sécurité sociale, un lieu d’affrontements aussi après les années 1945 – 1946
Dans les premières années qui ont suivi la Libération, les mesures qui ont été prises étaient inscrites dans la continuité des Ordonnances de 1945. Puis les rapports de force ont été progressivement modifiés au détriment des valeurs de partage et de solidarité. Les attaques ont été multiples, sur tous les aspects de la vie sociale. En octobre 2007, Denis Kessler a bien fixé le cadre des réformes voulues par le patronat et par les libéraux : « Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance ! ». Dans tous les pays ou presque, les gouvernements ont mis en cause les systèmes de sécurité sociale existants. Ces attaques ont été menées à des rythmes parfois différents, selon des séquences et des brutalités également différentes, mais l’objectif était partout le même, réduire les solidarités, fragiliser les apporteurs de travail par rapport aux détenteurs du capital. Dans les pays où le financement de cette protection sociale reposait principalement sur l’impôt, la part des impôts progressifs a été réduite, le niveau de l’imposition effective des bénéfices des sociétés, et principalement celui des multinationales, a été fortement diminué, la taxation des dividendes des actionnaires a été atténuée et la taxation des fortunes et des patrimoines a été le plus souvent évitée. Et ce sont les autres impôts et taxes qui ont été plutôt augmentés, ainsi le financement des solidarités à l’égard des pauvres et des classes moyennes devenait de plus en plus un financement par les pauvres et les classes moyennes. Le même processus a été appliqué par les gouvernements où le système de protection sociale reposait principalement sur les cotisations. Là aussi, de fait, le capital et les revenus du capital ont été exclus du financement social. Les cotisations des employeurs n’ont cessé d’être réduites, au prétexte d’une « baisse du coût du travail qui sera favorable à l’emploi ». Les moyens de financement de la sécurité sociale ont été compromis (limitation de la masse salariale servant de base aux cotisations sociales par le chômage de masse et par le blocage des salaires). Et partout, les prestations sociales et les prises en charge ont été diminuées (santé, médicaments, retraites, allocations chômage, etc.).
Il est utile de revenir sur les procédés employés par les gouvernements pour utiliser notamment la Sécurité sociale comme outil de transfert de fonds du plus grand nombre vers les plus riches. Les gouvernements et les dirigeants des grandes entreprises commencent par organiser un chômage de masse, juste ce qu’il faut, beaucoup, mais pas trop, particulièrement en ne réduisant pas le temps de travail en fonction des gains de productivité, et en faisant travailler plus (par des conditions de travail dégradées) et plus longtemps (par les réformes des retraites qui repoussent toujours l’âge de départ en retraite) celles et ceux qui ont un travail. Ensuite, les gouvernements se lancent dans la course à la diminution des cotisations sociales des employeurs, au prétexte d’un coût du travail excessif et pour que les entreprises soient compétitives pour créer des emplois. Ces exonérations de cotisations sociales sont d’un effet quasi nul en matière de créations d’emplois, mais elles ont pour effet de réduire les recettes de la Sécurité sociale. Quand les gouvernements décident que le budget de l’État va compenser les pertes de recettes de la Sécurité sociale, ceci se fait à partir de ses recettes, qui elles-mêmes proviennent pour plus de 50 % de la TVA. Pendant le même temps, les gouvernements baissent l’impôt sur les sociétés, l’impôt sur le revenu des plus riches et l’impôt sur les dividendes, suppriment l’impôt sur la fortune, et augmentent certaines taxes payées par les consommateurs. Ainsi, les entreprises font plus de profits, du fait des exonérations de cotisations sociales, et cette opération est financée pour l’essentiel par les salarié-e-s ! L’organisation de l’endettement de la Sécurité sociale (le « trou de la Sécu ») participe aussi aux transferts de fonds du plus grand nombre vers les plus riches. La prochaine étape devrait être que le budget de l’État ne compense plus les exonérations de cotisations sociales ouvertes aux entreprises. L’impact sera direct sur le fonctionnement de la Sécurité sociale et sur ses possibilités de financer certaines prestations.
Nous le voyons, les « revanchards » ont déjà bien entamé le combat. À nous de savoir agir pour une Sécurité sociale universelle couvrant tous les risques sociaux, chacun selon ses besoins, et chacun participant selon ses moyens.
En 2019, il n’y a plus lieu de favoriser, à ce point, le capital et ses détenteurs. Les entreprises privées ne sont plus en manque de possibilités d’investissements. Les marges de profits sont élevées, particulièrement pour les plus grosses entreprises, les multinationales. Il serait scandaleux que ces profits, non utilisés pour investir en France et y créer de l’activité et de l’emploi, continuent d’être distribués aux actionnaires et participent à la spéculation financière qui menace les budgets publics et les démocraties. Seul le travail est créateur de richesses. Un financement pérenne de la Sécurité sociale doit donc reposer sur l’ensemble des richesses créées par le travail dans l’entreprise, à savoir les salaires et les profits. Les salaires ne sont que le reflet du taux d’exploitation du travail, ils ne sont pas la mesure des richesses créées. Les entreprises doivent participer au financement de la sécurité sociale au-delà de leur seule masse salariale, c’est-à-dire sur l’ensemble de leur bénéfice brut d’exploitation. Aujourd’hui, continuer de demander aux entreprises de ne financer la sécurité sociale que sur leur masse salariale, c’est faire supporter ce financement uniquement sur les revenus obtenus par le travail, sur les revenus salariaux que le système capitaliste accorde aux travailleurs en rémunération de leur travail. Avec une telle assiette, plus le système capitaliste exploite les travailleurs, plus le taux de profit est élevé, plus la masse salariale est réduite (par le gel ou la baisse des salaires, par suite des licenciements, par remplacement du travail humain par des machines, par des délocalisations d’activités à l’étranger, etc.) et plus l’équilibre des comptes sociaux est difficile. Continuer de demander aux entreprises de financer la sécurité sociale sur leur masse salariale, c’est faire gagner deux fois les entreprises qui réduisent leurs salaires et leur masse salariale en les exonérant, en proportion, de cotisations sociales. Ainsi, les entreprises qui créeraient de la demande sociale supplémentaire (par du chômage accru) seraient celles qui seraient moins appelées à contribuer, alors que celles qui embauchent, qui augmentent leurs salaires, verraient augmenter leur contribution !
IV – Que faire aujourd’hui : décider ensemble de ce que nous voulons
Jusqu’à présent, nos résistances ont échoué. Au mieux, nous sommes parfois parvenus à retarder l’échéance de réformes régressives. Mais les régressions continuent, semble-t-il inéluctablement. Le rouleau compresseur libéral est toujours en marche. Les marchés financiers s’approprient progressivement l’ensemble de la planète, tout ce qui y pousse, tout ce qui y vit. Nous appelons nos concitoyens à nous rejoindre pour « changer le monde », mais nous sommes très peu suivis et encore moins accompagnés. Nous « appelons » à plein d’initiatives, de rassemblements, de manifestations, voire de grèves ; nous sommes assez souvent seuls, ou pas nombreux, mais qu’importe, nous continuons, et sans nous poser de questions. Il est probablement temps de s’interroger sur ce hiatus : nos concitoyens sont-ils mauvais ? Inconscients ? Insouciants ? En un mot, faut-il changer le peuple ? Ou bien, ce sont nos propositions qui sont mauvaises, inadaptées, incompréhensibles, incohérentes, impossibles à réaliser, etc. Et veut-on vraiment changer le monde, ou tout ceci n’est-il qu’un jeu entre nous, un divertissement comme l’entendait Pascal dans ses Pensées ? Nous devons poser ces questions pour mesurer le sérieux d’une démarche.
1 – Imaginer un autre monde possible
Quand nous examinons les politiques menées dans la plupart des pays depuis une trentaine d’années, nous y trouvons une tendance dominante : il s’agit de libérer les détenteurs de capitaux de toute obligation, de toute contrainte, de toute norme, de toute réglementation qui pourraient limiter leurs possibilités d’agir et de faire des profits. Quand Denis Kessler, en 2007, explique les politiques « tous azimuts » menées par Sarkozy, il nous dit que derrière cet apparent bric-à-brac, il y a une très grande cohérence : il s’agit de casser le compromis de 1945, et, derrière, de libérer les capitaux de toute entrave. Ses propos de 2007 nous expliquent les réformes multiples, incessantes, lancées par Macron depuis son arrivée en mai 2017. Ils nous expliquent les options de la BCE, les choix décisifs retenus par la commission de Bruxelles ; ils nous expliquent encore les contenus des traités commerciaux en cours de signatures.
Et nous, en face, trop souvent, nous ne savons, au mieux, qu’essayer de réagir aux attaques. Nous courons de tous les côtés, passons d’une lutte à une autre, essayons de coller au calendrier des réformes et des attaques des autres. Faute de mettre en avant un projet émancipateur, nous apparaissons très généralement comme les défenseurs de l’existant. Cet existant qu’à longueur d’analyses, de tracts, d’appels, etc., nous critiquons et dénonçons, subitement nous le mettons en avant pour lui opposer les casses que vont provoquer les réformes. Ainsi, trop souvent, ce sont les « casseurs » (casseurs des services publics, casseurs de la Sécurité sociale, casseurs du droit du Travail, casseurs de la justice fiscale, etc.) qui vont paraître comme les novateurs. Dans la réforme des retraites en cours, nous semblons défendre un existant qui est loin d’être un idéal, qui n’a rien d’universaliste, d’égalitaire, de solidaire. Et c’est le gouvernement qui tient le discours sur l’universalité !
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